Le Collectif des Monstres Anonymes

Le dit de l'apprenti auteur

L.
--
On s’arrache les cheveux. Et puis on reste bouche bée, les yeux hagards, comme fous, rivés sur l'écran transparent. C’est à peine si on peut encore distinguer les gros caractères noirs qui fourmillent. Se chevauchent, s’entrelacent. Ces pauvres mots censés former une phrase, laquelle devra, elle aussi, être poursuivie par tant d’autres. On se trémousse pour la centième fois dans son vieux pyjama de coton rouge. On n’a pas l’air bête, les cheveux collant aux tempes et la main inerte sur le clavier !

Et pourtant, on continue, on refuse obstinément d’aller se coucher ou de laisser le travail tel qu’il est. Non ! Comme le forgeron devant son soc de charrue ou le peintre face à son chevalet, on contemple son oeuvre. Même si elle ne fait plus rire, même si elle est devenue fade.

Mais surgit cette petite irritation, vous savez, celle qui chatouille à la gorge, fait toussoter et cligner des yeux. On la refoule net. Après tout, il est 23h et rien ne sert de s’acharner. On se lève, on attrape avec désinvolture la bouilloire jaune et on se verse une fois de plus une tisane. Cocktail de fruits des bois ? Oh, ça, on les a éclusées, les tisanes. Tous les goûts, toutes les couleurs, toutes les marques. Il en a bien profité, le supermarché d'à côté, on a descendu toute seule le rayon, principal consommatrice de ce breuvage chaud que l’on décline de toutes les manières. Comme un chat, on lape doucement le liquide brûlant, un sourire implacable aux lèvres.

On ne peut pas s’empêcher de retourner à son poste malgré les grognements de la mère. Qu’est-ce qu’on fabrique encore à cette heure ci ?

Qu’importe ! On regagne le fauteuil en cuir défraîchi, sous perfusion de tisane, on peut enfin reprendre la pose.

Et pourtant, Dieu que l’on en souffre, de ces breuvages décolorés, de ces mouchoirs chiffonnés, de ces pages froissées et jetées aussitôt. «Encore finie, la cartouche ! Mais qu’est-ce que tu imprimes comme ça ?».

Mais quand on est prise par la fièvre, on s’imagine déjà dans une grande salle blanche, enveloppée dans un châle très élégant et fumant des cigarillos d’un air hautain. On se voit comme dans un rêve, les doigts dansant légèrement sur les touches grises et ne s’arrêtant plus. Tout paraît si simple. Puis c’est l'éditeur, rayonnant dans son costume rayé, qui vous serre la main, vous félicite. Ensuite, les interviews, la photo publiée dans la rubrique de l’artiste et le prix du meilleur écrivain. Tout cela nimbé de lumières argentées plus scintillantes que celles du dernier
«Graine d’artiste» vu la veille.

Mais ils s’envolent bien vite les manteaux d?hermine et les trémolos artistiques dans la voix.

Pas de trame. Voilà ce qui nous perd. On n’avance pas. A croire, presque, qu’on recule. les idées naissantes crèvent dans l’oeuf. On écrit avec la fougue de l?artiste mais on ne sait toujours pas où l’on pose les pieds (surtout les mains : Word proteste et rougeoie). Non, toujours pas de personnages, ni de chute renversante, on ne sait même plus d’ailleurs d’où vient cette idée saugrenue d'écrire.

Furieuse, on se lève, et, dans un mugissement, on lâche un «pourquoi?». On a beau entendre en écho, du fond de la cuisine un «ça va lui passer?», on n’en est pas pour autant satisfaite.

« Où s’est-il caché, celui-là ? ». On fouille, retourne la pièce, et enfin on l’attrape, ce fichu bouquin écorné.

« Hum ! Il n’est pas bien épais, elle ne s’est pas foulée!»

et on tourne les pages, méprisante.

On ne voit toujours pas ce qu’elle a de plus que nous, celle-là ! Les phrases se cassent la gueule, parsemées de tournures éculées et la fin ne parvient qu'à arracher une faible grimace. D’accord, une grimace qui peut s’apparenter à un sourire ou une esquisse d’amusement. Mais c’est tout. Il ne faut pas s’y
méprendre, c’est déjà une grimace d’agacement. A présent, on rit, on lit tout fort des pages choisies au hasard. On se moque, on n’en peut plus, on se tient les côtes. Au salon, ils prennent peur. Mais on continue de critiquer, de s’acharner et de proférer des insultes plus grossières les unes que les autres. On s’en fiche bien
de passer pour une schizo, il faut bien remettre les points sur les i, dire enfin ce qu’on à dire. On ne va tout de même pas s’aligner sur toutes ces critiques mielleuses et polluantes. On balargue le bouquin en question. A présent tout déchiqueté, il s’affale mollement sur le tapis,. On sait trop bien ce qu’il y a d'écrit sur la quatrième de couverture, bien en évidence «prix jeunesse 2002 » Et ça, on ne PEUT pas le relire. Pas ce soir, non !

Le lendemain, au lycée, on fait la fière. On a beau avoir des poches énormes sous les yeux, on n’en pète pas moins d’orgueil. Apres avoir observé toutes les précautions d’usage, les règles nécessaires, les gnagnas habituels et les «je ne peux pas te le dire, tu vois, ça craint, quoi..», on finit quand même par lâcher le morceau. Entraînée toute la nuit, on a le choix entre la version « je me la joue et je le vaux bien », très schifférienne façon l’Oréal, ou plus passionnée « j’ai toujoourrrrs aiméééééééééé écriiire, c’est mon touuuuuuuut, ma raisooooooooon de
viiiiiiiivre??.. »

De toute façon, dans le brouhaha de la cour, on ne vous entend pas. 10h05,on se décide enfin, entre Mélusine, tirant comme une dingue sur sa clope, et Pam qui se trémousse dans son nouveau manteau chinchilla. Et, espérons-le, sous le regard de Théo. Mais on n’ose pas vérifier.

On écrit une nouvelle. pas une histoire, une nouvelle. oui, depuis une semaine. Oui, c’est dur, oui, on a déjà trouvé la maison d'édition. (C’est l’erreur, c’est là que les autres ont dû décrocher). Non, on n’en parlera pas, oui, c’est secret .On plisse les narines, désormais Pam semble ne plus trop relever le nez.

Pourtant, Théo n’a pas l’air tellement impressionné par cette déclaration ni par ce sourire modeste (soigneusement blanchi au colgate, quand on est une artiste, on se soigne, hein). En effet, depuis qu’on répond, façon Mary Higgins Clark, digne mais chaleureuse, il est resté rivé devant les deux seins, moins modestes, c’est vrai, qui dansent sous le chinchilla. Sonnerie. Mélu jette le mégot et entre dans le lycée, suivie des trois autres, dont Théo. On reste plantée là, anéantie. « C’est tout, c’est tout l’effet que ça vous fait ? Vous en avez rien à branler, c’est ça ? »

On a envie de pleurer, les yeux picotent, mais on n’a pas le droit. Une artiste, ça ne se décourage pas à la première emmerde. On se dit « Allez, souris, ma fille, tout n’est pas perdu, ce sont juste des petits ploucs incultes qui ne distinguent pas un Balzac de?..heu? ». On en perd ses références. Mais on n’a pas le temps de
s’apitoyer. Il faut déjà courir en maths. Une heure après, on traîne toujours sur la dérivée alors que les autres en sont au chapitre suivant, s’en donnant à coeur joie et que je te limite la fonction, et que je te tangente, et que je te mixouille une asymptote, et que je te fourre le tout dans un tableau de variations.

On vous rend la copie gribouillée d'équations et ornée d’un 7.

Le bougre ! Il s'étale en plein milieu de la feuille quadrillée, côtoyant une « moyenne de la classe » flamboyante.

On s’en fiche, on écrit un livre, on ne s’abaisse pas à ces basses oeuvres scientifiques.

Paulo majora canamus, espèces d’ignares. Non, je sors pas avec Paulo, enfin, pas cette semaine, tas de gogols.

J'évolue au-dessus de vos têtes, c’est ça que ça veut dire.